Faut-il, en 2017, rappeler les évidences ? Doit-on expliquer que les « femmes voilées » ne sont pas des objets ? Il semble que oui…
Le 25 janvier dernier, Stéphane Durand-Souffland, journaliste au Figaro, raconte le procès de l’historien Georges Bensoussan [1] poursuivi pour « provocation à la haine raciale », pour avoir dit lors d’une émission sur France Culture « … dans les familles arabes en France l’antisémitisme on le tète avec le lait de sa mère »
Lila Charef, avocate et responsable juridique du collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), est appelée à la barre. Mais ni ses fonctions, ni son nom ne seront mentionnés dans l’article, l’auteur la chosifiant [2] en la qualifiant à deux reprises de « voile ».(« esquive insolemment le voile fleuri. », « insiste le voile ».)
Comment un tel degré de déshumanisation et d’effacement de l’individu a-t-il été rendu possible ? Que révèle ce processus de dépersonnalisation ?
« Femme voilée » ou femme-objet ?
L’emploi ou non des mots désignant une catégorie de personnes reflète souvent la perception sociale de celle-ci. Le langage, et plus particulièrement celui qui dénomme et qualifie, est parfois porteur de stigmate [4] – au sens ou Erving Goffman [3], sociologue et linguiste, l’entend, c’est à dire « un attribut qui jette un discrédit profond » sur celui qui le porte – et peut donc servir d’outil d’expression de rejet.
Depuis plusieurs dizaines d’années, l’expression « femme voilée » pour désigner une femme visiblement musulmane – c’est à dire dont la tenue indique sa confession religieuse – est très largement utilisée. Du langage ethnologique, il est très vite passé au politique et médiatique. Cette expression factuelle semble seulement renvoyer au descriptif. Au delà de la simple terminologie, les mots ont un sens et les expressions véhiculent des idées. Leur utilisation contribue à entretenir les clichés et la stigmatisation de celles qui portent le foulard.
Frantz Fanon est un des premiers a avoir dévoilé l’enjeu recouvrant le voile. S’il utilise les expressions « femme voilée » et le mot « voile » seul,il n’omet jamais de préciser le rôle décisif de la femme qui le revêt, rappelant avec force comment les femmes algériennes ont utilisé ce voile dans la résistance à la colonisation française : « ce voile […] va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation déploieront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie »[5] ; « Voile enlevé puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte. »[6]
Néanmoins, cette expression dans le discours dominant envisage « la femme » sous le seul prisme de son « voile », en en faisant un élément qui, effaçant toute individualité, fait de la femme qui le porte une représentante de sa « communauté ».
Cette formulation participe également à l’image de la femme musulmane aliénée et soumise. Le participe passé « voilée » suggère une passivité dans une situation subie, voire imposée. On retrouve ailleurs l’usage du participe dans d’autres catégorisations; celle de la personne dite « handicapé.e » étant la plus manifeste, car le complément d’agent est habituellement abandonné.(handicapé.e, par qui / quoi ?)
Ici, l’adjectif est même devenu substantif, la personne disparaissant sous la qualification sans être dénommée. Réduite à son stigmate, elle apparait comme assujétie, aux capacités intellectuelles réduites et sans libre arbitre.
Aussi, de la même façon que « femme en situation de handicap » est de loin plus juste à « femme handicapée », « femme qui porte le voile » est plus pertinent que « femme voilée ». Il s’agit avant tout d’éviter toute dépersonnalisation/déshumanisation qui aboutit fatalement à l’objectification pour finir par l’effacement.
Le «voile» est toujours employé au singulier, la communauté musulmane étant perçue comme monolithique. Encore une fois, cette formulation tend à effacer toute singularité. Il n’y a pas «un» «voile», mais une multitude de femmes qui le portent pour des raisons diverses et variées (religieuses, culturelles, folkloriques, féministes…)
L’utilisation de ce mot a ceci de commode qu’il permet de le distinguer de la femme qui le porte, sans risquer d’être taxé de sexisme, d’islamophobie ou racisme genré. Rattacher la critique à l’objet-voile permet de faire l’économie du respect de la dignité humaine en même temps que la parole de celles qui le portent, tout en justifiant les lois et mesures d’exception dont elles sont victimes puisque ces ne concernent que… le voile/foulard/hijab.
« Affaire du foulard » (1989-2004), « Affaire de la « burqa » » (2009-2010), « Port du voile », « Loi sur le voile »…
Au risque de rappeler l’évidence – on en est là – le voile (ou tout autre couvre-chef islamiquement connoté) est un objet et n’a pas d’existence propre. Ainsi, les différentes lois d’interdiction du voile, que ce soit celle de 2004 du « voile à l’école », celle dite de la « burqa » ou voile intégral de 2010, les arrêtés municipaux anti burkini de l’été 2016 invalidés depuis par le Conseil d’Etat… ne visent pas un voile seul, mais concrètement celles qui le portent.Elles interdisent ou restreignent à des femmes parce qu’elles sont visiblement musulmane l’accès à l’éducation, aux diplômes, et donc au marché de l’emploi et mêmes à certains lieux publics. (accès à l’école de leurs enfants et accompagnement de sorties scolaires, plages, restaurant, bowling, salle de sport..) Ce sont ces femmes, et elles seulement, qui sont de fait victimes de fractures cumulatives de liens sociaux.
Le « voile » comme outil de déshumanisation ?
L’éternelle question « du voile » ainsi posée a pour effet de silencier les principales concernées, quand bien même il s’agit de prendre leur défense. Ainsi a-t-on pu entendre Caroline de Haas, militante féministe et femme politique, vouloir « interroger le voile » plutôt que celles qui le portent. [7] (à partir de 37:15) A la question de savoir comment il serait possible de parler et dialoguer avec un objet, s’ajoute celle de la pertinence d’interroger la liberté d’une femme à disposer de son corps.
De façon générale, une femme qui affiche son autonomie d’exposer ou de dissimuler son corps est très tôt susceptible d’être frappée de sanctions sociales parfois légales. Il est ainsi notable que les interdictions liées à la tenue vestimentaire dans l’école, lieu de sociabilisation républicain par excellence, vise beaucoup plus largement les jeunes filles, et ce qu’elles portent jupe longue ou mini-jupe. Le message en substance envoyé est que la tenue d’une femme importe plus que son instruction ou même son élémentaire liberté d’aller et venir.
Les mots communément employés pour désigner les femmes musulmanes traduisent un mépris, une violence d’apparence anodine mais qui signifie leur totale déshumanisation. Une violence qui se traduit par des violences physiques en constante augmentation.[8] « Les femmes, voilées ou non, restent les principales visées par les actes islamophobes : 75% des dossiers, dont 100% des agressions physiques les plus graves (>8 jours d’ITT). »
Ces mots signent enfin la disparition de la place de ces femmes dans les discours médiatiques et politiques, à la disparition des espaces sociaux et publics. Lieux où toutes les femmes, quelles que soient leur statut, leur condition, leur religion, ont déjà du mal à exister.
C’est dans les mots que s’inscrit la place des individus. Il est de ce fait essentiel de les replacer l’individu au centre des discours qui les concernent.
Zohra El-Mokhtari.
Notes
[1] Stéphane Durand-Souffland, « Georges Bensoussan, le CCIF et l’islamophobie », Le Figaro, 25 janvier 2017.
[2] Julien Salingue, « Au Figaro : un article acheté, un torchon offert », Acrimed, 27 Janvier 2017
[3] DUBAR, « GOFFMAN ERVING – (1922-1982) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 7 mars 2017.
[4] Identité et stigmatisation, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 7 mars 2017.
[8] Rapport annuel du CCIF 2017